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Prix abusif des pièces captives: la bombe de Mediapart
Publié le 01/06/2018
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Dans une longue enquête étayée de documents et de chiffres confidentiels issus d'une procédure intentée contre Accenture, Renault et PSA, Mediapart montre comment les trois entreprises ont pu enfreindre, directement ou indirectement, les règles de conc...
Mediapart(s) n'aura jamais aussi bien porté son nom ! Notre confrère, sur la base de documents confidentiels, vient en effet de publier une longue enquête qui explique en détail comment, depuis de nombreuses années, Renault et PSA gonflent artificiellement le prix de leurs pièces de carrosserie. Au point d’en retirer un avantage supplémentaire évalué à quelque 1,5 milliard d’€ en 10 ans. Essentiellement en France...
C’est une véritable bombe que vient de larguer notre confrère Mediapart sur le monde de l'après-vente. Nous en sommes d'autant plus convaincus qu'elle vient confirmer des informations que nous avions recueillies il y a quelques mois sans avoir pu encore toutes les vérifier, le sujet particulièrement touchy nécessitant une enquête approfondie. Mediapart, avec l'appui du réseau European Investigate Collaborations (EIC) et du quotidien belge De Standard, l'a bouclée avant nous. Et de superbe façon.C’est l’histoire secrète d’un logiciel dont on n’aurait jamais dû entendre parler. Un chef d’œuvre issu d'un troupeau d'algorithmes nourri aux bases de données savamment cultivées. Cette solution a permis d’établir un pricing de pièces captives non plus seulement fondé sur un classique et trivial rapport de 1 (coût de production) à 5 (coefficient de marge), mais cette fois sur une bien plus subtile valeur perçue qui aurait permis d'atteindre un coefficient 7. Ou comment, en clair, établir le “juste prix marché” d'une pièce en fonction de ce que le consommateur automobiliste est psychologiquement capable −ou obligé− d’accepter de payer.
L'histoire d'une dérive annoncée
En l'état premier du projet, rien de bien choquant pourtant. Tel qu'initialement imaginé et même si on aura compris qu'il n'était guère destiné à servir des intérêts consuméristes, ce logiciel baptisé Partneo ne devait devenir somme toute qu'un outil marketing de plus, même s'il est particulièrement affuté pour pouvoir accoucher de prix de vente optimaux.Seulement voilà : sur le terrain très confortable du monopole des pièces captives où la concurrence est quasi-inexistante, Partneo semble s'être mué en arme redoutable mise au service d'une stratégie d'abus de tarification. Mais aussi et surtout, en outil devenu dangereusement poreux jusqu'à s'enrichir des prix pratiqués par chacun de nos deux constructeurs français. Et se mettre au service bien compris de l'optimisation discrète de leurs marges respectives.Un litige révélateur
C'est là tout l'objet de l'enquête approfondie de notre confrère Mediapart. Et ce sont aussi les raisons qui expliquent que Partneo vienne ainsi s’inviter sur le devant de la scène, en marge d'une procédure intentée en 2016 devant le tribunal de commerce de Paris par Laurent Boutboul, créateur de cette solution logicielle. Il a assigné le cabinet de conseil Accenture qui lui a racheté Partneo en 2010 ainsi que Renault et PSA qui l'ont largement utilisé depuis respectivement 2007 et 2010.Mediapart cite L. Boutboul, qui lui précise que «ce litige concerne les engagements du groupe américain Accenture et de sa filiale française à respecter les règles d’un protocole antitrust [les règles internes en matière de droit de la concurrence – ndlr] défini avant l’acquisition de [s]a société Acceria pour maintenir l’usage licite du procédé qu[’il] a conçu»...Quelques algorithmes et une belle base
A sa création pourtant, ce logiciel n'était pas promis à un tel avenir sulfureux. Il se destinait tout autant à l’industrie qu’au médical. Il va pourtant entrer dans le monde de l'automobile quand Renault l'adopte dès 2007 pour affiner le pricing de son catalogue de pièces de carrosserie.«Schématiquement, Partneo repose sur un corpus d’algorithmes permettant de faire varier la tarification selon des critères comme la famille de pièce, sa taille ou son poids. Mais aussi bien sûr en fonction de la demande…», nous expliquait Laurent Boutboul lorsque nous le rencontrions début 2018. L'enquête de Mediapart vient d'apporter quelques précisions : «Les pièces sont pesées, mesurées, photographiées et analysées dans un entrepôt-laboratoire, afin de créer une base de données, détaille le site d'investigation. Grâce à des algorithmes sophistiqués, les prix des pièces similaires sont ensuite augmentés en fonction du tarif du composant le plus cher de la “famille”, la majorité des hausses étant comprise entre 20 et 300 %. Sans que cela ne choque le consommateur, puisque les composants sont de taille et d’allure semblables».Théoriquement ni vu, ni connu
Laurent Boutboul nous avait laissé entrevoir les dérives qu'il avait constatées une fois que le logiciel lui avait échappé. «Pour brouiller les pistes, le procédé va initier tout autant de hausses sur certaines références que de baisses sur d’autres.» Mais toujours à l'avantage de son utilisateur. Les hausses, portant sur 70% environ du CA, resteront systématiquement supérieure aux baisses, souligne Mediapart. Ainsi, les pièces les plus vendues voient leur prix augmenter en moyenne de 35% (mais parfois bien plus, jusqu'à près de 300% !), tandis qu’en face certaines autres références (20% du CA) baissent de 20%. Les 10% restants gardent le même prix. Et le tour est joué : a priori –mais a priori seulement– la hausse semble donc contenue.Si tout le monde n’y voit que du feu, c'est parce que le logiciel est paramétrable pour passer sous les radars. Il peut potentiellement se montrer par exemple très sage sur des références dites ‘surveillées’. Partneo peut habilement faire en sorte que le panier moyen étudié par SRA ne subisse aucune flambée des prix des pièces, va d'ailleurs expliquer Mediapart sans préciser si ces “options” ont été ou pas utilisées. Le site égraine des exemples spectaculaires : +264% pour une protection de roue de Dacia Sandero, +100% pour un rétroviseur de Clio III...La “prémonition” de SRA en 2016
Est-ce parce qu'il avait eu vent de telles pratiques que, brutalement −et au moment même où Laurent Boutboul assignait Accenture et les deux constructeurs devant le tribunal−, ledit SRA se fendait en août 2016 d'une bien inhabituelle tribune contre l'explosion du prix des pièces captives ?Nous nous étonnions alors que le patron du très factuel SRA, Frédéric Maisonneuve, ait adopté un inédit ton vindicatif. Il soulignait dans sa lettre d'information qu'aucun argument crédible «ne résiste [...] aux enseignements tirés du comparatif effectué au niveau européen par Insurance Europe [...]. Nous observons en effet jusqu’à 50% de différence pour une même pièce d’un pays à l’autre, la France étant la plus chère. Des écarts inexplicables d’un point de vue industriel», concluait-il (voir «SRA : les assureurs ouvrent-ils enfin le dossier du prix des pièces captives ?»).L'opportune arme anti-crise ?
Mediapart calcule qu'en ayant opté pour ce logiciel d’optimisation de tarification et sans jamais susciter d'alerte, le constructeur au Losange aurait annuellement dégagé 102 M€ supplémentaires de CA sur ses ventes de pièces de carrosserie, soit pas moins de 800 M€ cumulés depuis le début de son utilisation !«En 2009, alors que le secteur de l’automobile dans son ensemble subit la crise financière de plein fouet, la société de conseil Acceria reste –curieusement– l’un des rares prestataires extérieurs à demeurer auprès de Renault», nous déclarait l'ancien dirigeant de la structure lorsque nous le rencontrions.Mediapart explique pourquoi. Il produit deux photos issues d'une présentation confidentielle d'Accenture, le géant mondial du consulting, datée de 2010. La première montre que dès 2008, le «Programme Partneo» a obtenu chez Renault le «Super award de la profitabilité - tarification de pièces captives» ; la seconde confirme qu'il décroche en 2009 un «award qualité» dans le même domaine. On ne lâche pas un tel chasseur de marge quand la crise lamine les profits...Accenture et PSA entrent dans la danse
C'est d'ailleurs en 2010 qu'Accenture va décider de s'approprier les potentialités de la solution qu'il commercialise déjà. «Après un premier rapprochement en vue d’une collaboration avec Acceria, Accenture décide tout bonnement de nous faire une offre de rachat au motif qu’il veut la maîtrise de la technologie», nous a affirmé Laurent Boutboul. Et la proposition prend une tournure qui l'a visiblement agacé : après la lune de miel, l'offre de rachat d'Accenture se durcit, nous expliquait-il en substance. Avant de préciser sa pensée : si Acceria avait osé devenir trop exigeante, elle aurait aussi pu se retrouver tôt ou tard face à une solution 100% Accenture dangereusement concurrente.Tandis que le projet Partneo vient de démarrer en 2010 chez PSA sous l'impulsion d'Accenture, l’opération du rachat est en parallèle bouclée par la filiale hexagonale du repreneur. Et c'est sous l'ère Accenture que tout semble avoir dérapé.Des risques de dérive pourtant identifiés très tôt
Pourtant, la direction juridique d’Accenture est très tôt consciente des risques de dérive anti-concurrentielle que recèle les gènes du logiciel. Si les informations qu'il traite venaient à être mal compartimentées (entendez si plusieurs constructeurs pouvaient y “croiser” directement ou même indirectement leurs tarifs respectifs), le risque serait grand de tomber sous le coup de la redoutable loi anti-trust d'Outre-atlantique comme des règles de concurrence européennes.Mediapart cite alors Anthony Rice, responsable juridique d’Accenture à Londres. Le 7 juin 2010, il prévient ainsi l'interne : «il y a des risques en matière de conformité au droit de la concurrence». La raison : si l'entreprise n'est pas extrêmement vigilante quant à l'étanchéité des données affinées pour divers clients constructeurs, Accenture pourrait être identifié comme «un facilitateur si deux ou plusieurs concurrents adoptent des taux similaires de hausses de prix ou de stratégies similaires de fixation des prix».Renault et PSA : même combat, même résultat !
A en croire l'enquête de Mediapart, Accenture France va occulter la mise en garde. Car c'est exactement ce qui semble être arrivé. Une fois calmées les hésitations préliminaires de PSA réclamant des preuves de l'intérêt promis par le logiciel («nos documents montrent qu’Accenture a aussi fourni à PSA des exemples de pièces dont les prix ont été optimisés», affirme Mediapart), le deuxième constructeur français franchit le pas.Il ne va pas le regretter. PSA va enregistrer une hausse moyenne de 15% sur la profitabilité de ses pièces captives. Comme Renault. Il va afficher un gain net annuel de 110 millions par an (pour un total estimé par Mediapart à 675 M€). Peu ou prou comme Renault.1,5 milliard d'euros supplémentaires en 10 ans
Mediapart va également produire la copie d'une présentation Accenture de 2012, baptisée «Accenture Parts Optimization» (Optimisation de pièces Accenture). On y découvre que pendant les deux ans de mise en place de la solution Partneo (2010-2012), PSA va voir sa marge passer ainsi de 80% à 86%, grâce au traitement tarifaire de 39 549 références captives issues de 142 gammes de produits. Un travail de Titan, mais dûment récompensé : 125 M€ de gains supplémentaires sont enregistrés en 24 mois de rodage !Et Mediapart d'assener ce faramineux total : à eux deux et en 10 ans de Partneo, les constructeurs français auraient ainsi récupéré 1,5 milliard d'€ supplémentaires grâce à la tarification “optimisée” de leurs pièces de carrosserie. Essentiellement en France, puisqu'elle demeure le seul pays d'Europe où leur monopole demeure quasi-total et une manipulation des prix, quasi-parfaite. Le seul territoire aussi où les deux constructeurs peuvent s'approprier les besoins domestiques de 55% du parc roulant.Citant encore Accenture, Mediapart révèle un secret bien gardé par les constructeurs qui rechignent toujours à parler de leur profitabilité pièce. Les pièces de rechange pèsent «9 à 13 % du chiffre d’affaires» des constructeurs, mais elles génèrent «jusqu’à 50 % de leurs revenus nets»...Silence des constructeurs, prudence de l'ADLC...
Ces accusations sont évidemment laconiquement mais fermement démenties par les trois acteurs au travers de brefs communiqués que l'insistance de Mediapart va finir par leur faire produire. Mais le dossier semble solide. Mediapart l'étaye par des noms, des rencontres et des mails qui tous renforcent les soupçons.Bien sûr, Laurent Boutboul va d'abord chercher des solutions amiables. Mais il se heurte au silence des constructeurs. Il va ensuite porter l’affaire devant l’Autorité de la Concurrence (ADLC) fin 2016. Las... L'autorité semble bien gênée aux entournures par ce dossier, constate Mediapart. Car malgré une audition de Laurent Boutboul de plus de 10 heures, elle décidera finalement de ne pas donner suite. Elle ne convoquera aucun autre témoin. «Les éléments portés à sa connaissance [n’ont] pas justifié à ce stade l’ouverture d’une enquête», expliquera-t-elle, même si elle laissera prudemment la porte de sortie entrouverte en «gard[ant] la faculté d’ouvrir une enquête approfondie, par exemple dans l’hypothèse où de nouveaux éléments leur seraient communiqués». Les voilà peut-être...Car c'est pourtant bien elle qui encourageait, fin 2012, les pouvoirs publics français à mettre fin au monopole des pièces captives en France dans une enquête sectorielle dont les conclusions étaient sans grande ambiguïté (voir «L'autorité prône l’ouverture du marché des pièces de carrosserie !»). Y aurait-il des pièces à succès −l'ADLC avait bénéficié d'une rare couverture médiatique− qu'on ne rejoue pourtant pas ?Et qu'en pense l’État-actionnaire ?
On adorerait aussi connaître l'avis de l'actionnaire de référence de Renault qui n'est autre que l’État français (qui l'est aussi chez PSA via la BPI) et qui est si prompt à vouloir restaurer le pouvoir d'achat du consommateur. Si les informations de Mediapart se confirment, quelle poche choisira-t-il en l’occurrence de privilégier ?En 2011, le gouvernement d'alors avait fait son choix. Quand le Parlement français avait failli mettre fin au monopole des pièces, on avait vu l'exécutif envoyer ses meilleurs fantassins au perchoir pour y déclamer les plus étonnants arguments destinés à endiguer la fièvre consumériste qui risquait de mettre en danger l'industrie automobile française (voir «Les constructeurs ont écarté le danger»). A la lecture des chiffres révélés par Mediapart, on comprend mieux pourquoi. Mais ils avaient alors tous l'excuse de la crise, alors qu'aujourd'hui, on ne parle que de reprise...Reste à attendre une probable suite. Quand il tient un bon sujet, notre confrère Mediapart ne boude jamais une occasion de “feuilletonner” ses révélations... La Une de Mediapart du 1er juin 2018Si vous n'êtes pas abonné à Mediapart, vous pouvez accéder à l'intégralité de son article en vous abonnant au site d'information pour 1 euro et 15 jours d'accès. Juste une petite pièce d'un euro pour comprendre comment la pièce captive peut rapporter 1,5 milliard supplémentaire, c'est plutôt bon marché...Si vous voulez en revanche un éclairage constructeur, lisez l'article de notre confrère AutoActu.com.Sur le même sujet
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