Rôle économique de l’expert: l’étonnant arrêt de la Cour de cassation…
En marge de son récent onzième congrès, l’Alliance Nationale des Experts en Automobile (ANEA) s'est régalée d'un arrêt de la 2e chambre civile de la Cour de cassation en date du 2 février dernier. A la tribune, l’ANEA s'empressait ainsi de saluer la reconnaissance du rôle économique de l’expert par la plus haute instance juridique du pays. «A travers cette décision, les magistrats nous ont reconnu un rôle réel sur ce plan. En agissant comme régulateur, sur la base des prix de marché constatés à partir d’outils statistiques, nous évitons les dérives potentielles de facturation. Et contenir la hausse des coûts des sinistres profite in fine aux assurés automobilistes, qui ne voient pas ainsi leur prime augmenter l’année suivante », justifie la nouvelle direction de l’ANEA…
« Faire jouer la concurrence »
Petit rappel préalable des faits : missionné par l’assurance du conducteur d’un véhicule accidenté un expert du Cabinet Ott se rend dans la carrosserie Technique Auto. Estimant que le taux de main d’œuvre est trop élevé, l’expert retient dans son procès-verbal, transmis à l’assurance et au conducteur assuré, un taux horaire inférieur. Motif : un comparatif avec les taux horaires de garages voisins montre qu'une réparation de qualité identique peut être réalisée à moindre coût. Dûment informée du procès-verbal de l’expert, l’assurance ne paie la réparation qu’à hauteur de la moyenne estimée dans son rapport. Le client automobiliste refuse de son côté de régler la différence.
Le réparateur porte alors l’affaire devant la justice. Le tribunal de commerce lui donne raison ; l’expert interjette appel. Dans un arrêt du 24 novembre 2015, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence ne suit pas le jugement rendu en première instance. Le pourvoi formé par le réparateur vient donc confirmr l’arrêt de la Cour d’appel. «Attendu qu'ayant retenu que si le réparateur fixe librement ses prix, il appartient à l'expert de se prononcer sur le tarif horaire applicable sans être tenu d'entériner les devis et factures présentés par le réparateur, et que, lorsque l'expertise a lieu dans un garage non agréé, il peut, pour faire jouer la concurrence, se baser sur les prix publics pratiqués par les professionnels voisins».
Rôle économique de l'expert, cheval de Troie des assureurs
La cause est-elle aussi entendue que veut bien le croire l'ANEA ? Pas si sûr, tant on reconnaît là une zélée et opportune mise en pratique du contrefeu imaginé par les assureurs en amont... de la loi Hamon du 17 mars 2014 consacrant le libre choix du réparateur par le consommateur.
Pour preuve, l'explosive note de la Matmut révélée dans nos colonnes en février 2014 et qui avait alors fait grand bruit (près de 11 000 pages vues sur notre site !). La mutuelle expliquait en fait par le menu à “ses” experts comment systématiser ce type de comparatif entre tarifs horaires de carrossiers dès lors qu'un «professionnel présentera désormais un coût estimé de réparation dépassant de 10% au moins (avec un minimum TTC de 150 €) le coût moyen normalement observé dans son secteur d’implantation». Face au tollé que la note provoquait alors même que la loi Hamon n'était pas encore entérinée, la Matmut s'était finalement défendue de toute démarche perverse sans toutefois vraiment convaincre (voir «Libre choix/note de la Matmut (suite) : l’incomplète réponse de la mutuelle».)
Dans ce contexte où, donc, le rôle économique de l'expert est très tôt apparu comme un cheval de Troie −d'autant plus promptement chevauché par les experts qu'ils sont étroitement surveillés et sélectionnés en fonction de leur aptitude à comprendre les attentes tarifaires des assureurs et plateformes de gestion de sinistres−, rien d'étonnant donc à voir les organisations professionnelles de professionnels réagir promptement à cet arrêt du 2 février 2017 pour le remettre fissa en question.
Promptes réaction des organisations professionnelles
Dès le 22 février 2017, le CNPA diffusait une note confidentielle chargée de rassurer ses adhérents carrossiers. Il s'y s'étonnait entre autre que l'arrêt puisse consacrer ainsi l'expert en «faiseur de prix» alors que le code de la route le limite théoriquement au rôle de «co-diseur». Pour sa part, la FNAA s'est fendue publiquement d'un long communiqué de presse explicatif vendredi dernier. Elle y dénonce en préalable «cet arrêt fondé sur des arguments flous et partiels qui traduisent un inhabituel et inopportun manque de rigueur de la part de la Haute juridiction». Car selon elle, la cour de Cassation «a raté son rendez-vous» avec la problématique de la réparation-collision en donnant trop vite raison à l'expert.
Effectivement, bien des interrogations naissent de cet arrêt de la Cour de cassation. Au premier rang desquelles le principe du libre choix du réparateur. Si cet arrêt ne peut aller à l’encontre de la Loi Hamon de 2014 sur la consommation, il s’agit bel et bien d’un nouvel obstacle à sa mise en pratique sur le terrain. Quel automobiliste assuré va en effet confier la réparation de son véhicule à un réparateur qu'il a librement choisi, dès lors que son assurance lui signifie qu’il devra payer la différence du coût de l'intervention s’il s’obstine à choisir ce professionnel déclaré “hors marché” ?
Rôle économique : fondé sur quoi ? Objectif jusqu'où ?
La FNAA rappelle également qu'un tel comparatif entre tarifs de carrossiers ne se pratique pas “au doigt mouillé”. Sur quelles bases l’expert s’est-il appuyé pour déterminer objectivement son évaluation ? Les outils statistiques évoqué dans l'arrêt, tel celui de l'INSEE qui est national, ne peuvent permettre d'extrapoler une moyenne des prix pratiqués dans une zone géographique restreinte. Et l'expert s'est-il seulement appliqué à comparer ce qui est comparable sur la zone donnée ? A-t-il réellement évalué tous les paramètres des différentes entreprises comparées (équipement des carrosseries, personnel de l’entreprise et formations, foncier, taxes…) ? A-t-il pris en compte les prestations (méthodologie de réparation, délais d’intervention, services annexes, garantie…) ? Il y en a pourtant pléthore, de ces paramètres qui conditionnent directement le taux horaire affiché par un professionnel.
A ces divers titres, la FNAA rappelle à la Cour que s'appuyer sur le comparatif des seuls taux horaires est non seulement hasardeux, mais insuffisant. «Pour faire jouer la concurrence, la Cour n’aurait pas dû se borner à retenir un écart sur le seul taux horaire ; elle aurait dû définir une méthodologie objective concernant les critères utilisés par l’expert pour effectuer sa comparaison».
Dans sa note du 22 février, le CNPA précise quant à lui que «la décision (du tribunal) démontre une méconnaissance de la réalité du marché de la réparation automobile et, partant, de la structure de ses coûts. En effet, depuis quand le tarif horaire est-il le seul critère significatif pour évaluer le coût d'une réparation ? En effet, un réparateur dont les tarifs sont supérieurs à ceux de ses « voisins » peut néanmoins proposer un coût global de réparation inférieur à ceux-ci pour de très nombreuses raisons, par ex. temps passé à la réparation plus faible»...
Quid de l'indépendance de l'expert...
Dépendant du bon vouloir de l'assureur mandant, l'expert n'a-t-il pas en effet tout intérêt à contenir le coût sinistre moyen, parfois même au-delà du raisonnable ? A fortiori en ces temps de baisse structurelle constante du nombre de sinistres, donc de missions d'expertises. C'est ce que laisse clairement entendre la FNAA qui «constate malheureusement l’état de dépendance croissant des experts vis-à-vis de leurs apporteurs d’affaires que sont les assureurs et les plateformes de gestion de sinistres. Cette situation ne permet plus hélas de garantir une parfaite objectivité de l’expertise réalisée et ce, en dépit de l’article L326-6 alinéa 1bis du Code de la route qui consacre et exige pourtant d’eux une totale indépendance».
Comprendre : ou l'expert estime l'entièreté des prestations des divers réparateurs comparés, ou l'estimation du juste prix est incomplète et faussée. Bref : la Cour a cru l'expert sans un contrôle minimum de ses affirmations... La FNAA enfonce d'autant plus ce clou qu'elle rappelle −ou apprend− à la cour de Cassation qu'il est devenu pour le moins incertain de faire aujourd'hui confiance aux dires d'un expert automobile sans au moins lui demander de faire toute transparence sur sa méthodologie d'évaluation.
A ce titre, la note du CNPA a été tout aussi précise : «Les experts, qui sont privés de toute impartialité dans la mesure où ils sont missionnés par des assureurs dont l'objectif est la compression des prix de réparation, ne sont plus aptes à évaluer en toute indépendance, comme l’exige pourtant la réglementation de leur statut, les coûts de réparation».
Arrêt d'espèce sans conséquences jurisprudentielles ?
On aura compris l'agacement de la FNAA qui martèle que, «en définitive, la position de la 2ème chambre civile de la Cour de cassation aboutit à une approche arbitraire de l’expert qui porte atteinte non seulement à la liberté du réparateur de fixer ses prix, mais également à celle du consommateur de choisir son réparateur». Et appelle de fait l'ANEA a plus de retenue concernant les conclusions de la Cour de Cassation. Même son de cloche au CNPA : «Une telle décision revient en réalité à officialiser la faculté pour un expert de toujours retenir le moins disant».
Pour toutes ces raisons au moins, la FNAA, comme d'ailleurs le CNPA, considèrent que cet arrêt est une décision d'espèce à ne surtout pas considérer comme instaurant une jurisprudence. D'autant que d'autres décisions sont attendues, dont les organisations professionnelles espèrent apparemment des attendus plus conformes à leur propre vision du rôle économique de l'expert...
Comme d'habitude, on vous tiendra au courant...