Jacob Abbou, l’atypique entrepreneur à succès

Jean-Marc Pierret
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Jacob Abbou

Jacob Abbou nous a quittés le 6 septembre dernier à 79 ans. Comme beaucoup, nous le croyions immortel. Ses proches aussi qui, sous le choc de son brutal départ, le disaient encore « invincible ». Impressionnant et rassurant, gouailleur et tribun, charmeur jusqu’à la fascination, son infatigable moteur savait emmener les femmes et les hommes qu’il embarquait dans chacune de ses aventures.

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Avant de devenir nous-mêmes entrepreneurs, nous sommes tous deux nés au BtoB auto par son Journal de l’Automobile, cet incroyable creuset d’idées et de talents que Jacob façonnait en 1979. Il en était autant le souffle que le feu. S’inspirant de l’exemple américain Automotive News et même s’il ne parlait pas alors un traitre mot d’anglais, son iconoclaste journal – il le voulait indécrottablement indépendant – se faisait rapidement une place. Porté par les talents de son équipe fondatrice, il bousculait sans ménagement les consensuels magazines professionnels, tous inféodés à l’époque aux organisations patronales du secteur.

Ceux qui s’y sont succédés depuis plus de 40 ans le savent : ce journal qu’il voulait intelligent, impertinent et conquérant n’a pas toujours été rentable. Mais la fortune de cet impénitent entrepreneur – ses hagiographes lui prêtent plus de 100 créations d’entreprises… – s’est notablement faite au travers de sa société d’affichage qu’il a brillamment su revendre à Giraudy. Le journal, c’était son blason, l’étrave de sa réussite, son Sésame qui ouvre les portes. Mais c’était aussi et surtout une passion.

Il aurait pu adopter le jeu de bridge si prisé de ce monde où il s’est hissé à force de travail et d’ambition. Mais Jacob lui préférait le poker. Il était fait pour lui, ce jeu qui domestique le hasard par l’observation des signaux faibles, l’instinct du chasseur et le plus culotté des bluffs. « Je suis devenu entrepreneur parce que je n’avais pas le choix », aimait rappeler ce fils d’une famille appauvrie par le rapatriement d’Algérie. Les diplômes qu’il n’avait pas, il a su les remplacer par une soif de création d’entreprises qu’il a empilées toute sa vie durant comme autant de trophées. Jusqu’à devenir, à force de succès et de charisme, professeur à HEC pour y transmettre cette fibre entrepreneuriale qui le charpentait tout entier.

Beaucoup vantent à raison son flair, son sens des affaires et ses flamboyantes audaces. Débarrassé de tout complexe d’autodidacte dès ses premières réussites, il avait compris depuis longtemps que, sans grande école ni reconnaissance sociale initiale, la voie la plus courte pour s’offrir une place était de s’exposer aux risques dont s’effraient les autres. Curieux, il aimait tout entendre et apprendre pour mieux comprendre. Visionnaire, il savait surprendre pour mieux saisir une entreprise, un marché, une tendance ; son sens du contrepied était l’un de ses talismans préférés.

Il n’était certes pas tendre dans les affaires. L’homme qui conseillait d’ailleurs à ses étudiants de « penser en stratège et d’agir en sauvage » privilégiait quand il le fallait la soif du résultat sur l’orthodoxie des méthodes. Mais même les inévitables détracteurs que suscite une telle trajectoire lui reconnaissent une intelligence émotionnelle rare et une exceptionnelle qualité d’analyse. Sa capacité d’adaptation constante aux évolutions les plus subtiles d’un dossier lui donnait souvent le décisif coup d’avance.

Il était aussi homme d’amitié comme de réseau. Il savait toujours quel contact et quel collaborateur idoines embarquer dans le tourbillon de ces projets qu’il multipliait ; dans ces négociations qu’il adorait, surtout quand elles étaient longues et complexes. Chef de tribu, il a œuvré toute sa vie pour servir et protéger sa vaste famille, accompagner ses amis, en respectant ceux de ses collaborateurs qui savaient autant s’impliquer que lui résister.

Le Grand rabbin Haïm Korsia qui l’accompagnait ce 6 septembre à sa dernière demeure a peut-être donné de lui une nouvelle clé de compréhension. L’homme aussi complexe qu’attachant n’a pas eu droit à l’insouciance des premières années de vie. Il s’est donc construit sans jamais se départir de l’enfant qu’il n’avait pas eu le temps d’être. Et c’est vrai qu’il s’amusait et se nourrissait de tout. Des passions des hommes, de la bonne comme la mauvaise idée, des échecs comme des réussites, des folles réunions qu’il aimait impromptues, des coups de gueule de ses collaborateurs éreintés et désorientés, des affaires qu’il construisait et déconstruisait, des puissantes voitures qu’il collectionnait comme les miniatures qu’il n’avait pas assez eu.

Il laisse son épouse Martine et ses trois filles inconsolables. Il laisse ses collaborateurs d’hier et d’aujourd’hui un peu orphelins de sa grosse voix, de ses bons mots et de ses fulgurances. Mais fort de ses multiples vies, il laisse aussi une trace tellement profonde dans ce métier qu’elle ne s’effacera pas facilement.

Philippe Paulic et Jean-Marc Pierret

Jean-Marc Pierret
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