Comment l'électrification forcée obscurcit le futur de l'après-vente
L’après-vente constructeurs, qui truste les véhicules de 5 ans et moins, va subir les premiers effets délétères de l’électrification du parc sur son activité atelier. Mais d’autres tendances viennent rebattre les cartes que semblent avoir en main les acteurs indépendants solidement enfichés dans les autres 70 % durablement thermiques du parc roulant. Car face à cette mutation inédite faite de ruptures technologiques, sociologiques et écologiques, il n’ y a pas de futur simple…
D’un côté, les constructeurs, leurs réseaux agréés et leurs stratégies pièces et services, historiquement et culturellement tournés vers la pièce d’origine et “leur” parc récent. De l’autre, les acteurs de la rechange et de la réparation indépendantes avec leurs cortèges d’enseignes multicolores et leurs historiques marques équipementières. En après-vente, les deux blocs se partagent en parts inégales un parc d’environ 39 millions de VP (37 % pour les RA1 et RA2 contre 63 % pour les indépendants). Adaptés les uns comme les autres à leurs marchés naturels mais tous conscients de l’inéluctable baisse des volumes après-vente, ils ont bien sûr pris l’habitude de lancer des offensives sur leurs territoires respectifs. Les constructeurs le font déjà avec leurs réseaux dits RA3 (Eurorepar Car Service, Motrio, Motorcraft…) et des stratégies mâtinées de pièces équipementières comme celle de Stellantis Aftermarket. Les indépendants, eux, grignotent l’entretien des véhicules récents et ne cèdent pas un pouce, avec l’appui des équipementiers-concepteurs, sur l’appropriation des technologies nouvelles.
Le tout, en pouvant toutefois donner sereinement du temps au temps grâce à cette spécificité du marché après-vente : son inertie naturelle. Au rythme moyen de 2 millions de VN injectés par an dans un parc globalement stable, ce dernier ne se renouvelle que de 5 % par an. Pas de quoi téléphoner à la famille. Cela donne largement le temps à tout le monde d’absorber n’importe quelle rupture technologique et de s’y adapter.
« Si tous les VN devenaient électriques d’un coup, il faudrait 20 ans pour que la moitié du parc seulement soit convertie », nous rappelait récemment Jean-François Niort, le patron d’Autodistribution Niort (76). Avec cette tranquille inertie structurelle du parc, « on a même le temps de prendre des fausses pistes et de les remonter sans impact », se plait souvent à dire un autre acteur chevronné du secteur…
La fin de la sereine inertie du parc
Mais ça, c’était avant. Avant que la planète n’exige de faire un exemple avec la généralisation de la voiture électrique. Le versant indépendant du marché n’est certes pas en première ligne. Il peut compter sur son fonds de commerce, à savoir les 28 millions de VP âgés de 6 ans et plus. Mais ce n’est plus le cas pour les réseaux constructeurs qui trônent sur les autres 11 millions du parc de 5 ans et moins.
Eux prennent de plein fouet 4 fronts majeurs : la digitalisation des ventes VN et VO récents qui hypothèque les showrooms-cathédrales ; la mise à mort de l’automobile dans les villes et les conurbations “ZFE-isables” où se réalisent 80 % des ventes VN ; et donc, cette impitoyable offensive écolo-législative et son corolaire d’une inédite violence pour eux qu’est la mutation électrique forcée. Et voilà même qu’on leur annonce que les VE coûteront bientôt moins cher que les véhicules thermiques, leur promettant des marges encore plus faibles sur des prix de vente eux-mêmes orientés à la baisse…
Compte à rebours pour les réseaux constructeurs
Selon le Boston Consulting group, 52 % des ventes mondiales de VN seront électrifiées en 2026 ; 14 % des mises sur la route seront alors “full électriques”. En 2030, ces voitures mues par batteries auront doublé (28 %) et presque triplé en 2035 (45 %). Le vivier après-vente des RA1 et RA2 vivra peu ou prou une décroissance au moins proportionnelle. Peugeot lui-même, en bon schizophrène forcé d’adorer ce qu’il exècre, le plaide sur son site pour encourager l’achat de ses véhicules électriques : « L’entretien d’une voiture électrique coûte jusqu’à 40 % moins cher que celui d’une voiture thermique ».
Bien sûr, il restera toujours les hybrides, hybrides rechargeables et hybrides basse tension 48V pour demander des prestations classiquement thermiques. Comme le montre le graphique ci-contre, ces motorisations pèseront ensemble, en 2030, 48 % des ventes planétaires, en sus des 23 % essence et… 2 % diesel. En France, au rythme exponentiel des ventes de VE et surtout à l’échelle du seul parc naturel des 11 millions de véhicules de 1 à 5 ans, cela signifie que les ateliers RA1 et RA2 vont décaisser les premiers. Les constructeurs s’attendent ainsi à voir leur activité atelier s’être érodée de -20 % en 2026 et n’excluent pas -50 % en 2030.
S’ils doivent prévoir les mêmes changements, les réseaux constructeurs et les réparateurs indépendants n’ont donc plus du tout le même calendrier. Ce qui doit arriver en 20 ans sur le parc ancien va déferler 4 fois plus vite sur le parc récent. La rapidité du retournement est inédite en plus d’un siècle de commerce et de réparation auto. C’est d’ailleurs là toute l’ironie de l’événement : les constructeurs, qui ont toujours misé sur une hypothétique révolution technologique pour se réapproprier l’après-vente, vont être les premiers à la perdre à cause d’une mutation énergétique qu’ils doivent subir et orchestrer bien malgré eux…
Aussi violemment et rapidement chahuté, le business model actuel des réseaux de distribution VN ne peut pas espérer perdurer en l’état. Les restructurations ne vont pas s’arrêter à la vague de résiliation-restructuration entamée par Stellantis pour ses 14 marques. Ce n’est là que le premier symptôme d’une inévitable pandémie qui va se répandre dans tous les réseaux constructeurs…
Le mieux n’est jamais certain
Rien d’étonnant donc à cette prédiction de la société d’études Roland Berger. En 2030, les RA1 et RA2 n’auront plus que 30 % des entrées-ateliers quand les indépendants en trusteront 70 %. Mais attention : que ces derniers n’en tirent pas une trop rapide satisfaction. Car en parallèle de la montée électrique, le parc roulant pourrait bien décroître fortement dans son ensemble. Ils auront 70 % d’un marché fait… de moins de voitures. Et ce ne seront pas nécessairement les mêmes clients.
Car cette fois, c’est le cabinet d’audit PwC qui annonce deux révolutions. Il s’attend d’abord à voir l’Europe perdre 80 millions de véhicules roulant d’ici 2030, passant de 280 millions d’unités à 200. Les responsables : la montée des transports collectifs et des transports automobiles partagés. Mais là encore, cette réalité s’annonce plus complexe. Car à cette décroissance du nombre de véhicules roulants que PwC voit mondiale (il s’attend aussi à -20 % aux États-Unis d’ici la fin de la décennie), le cabinet oppose des véhicules largement partagés (et autonomes) qui feront 23 % de km en plus, donc demanderont plus d’entretien en proportion.
Une époque à « qui perd gagne » ?
Les ateliers reprendront-ils d’un côté ce qu’ils auront perdu de l’autre ? Là encore, se garder de toute conclusion hâtive. Car cette fois, le défi retombe lourdement dans la cour des indépendants. Car qui dit véhicules partagés, dit flottes. Et qui dit flottes dit territoire naturel des constructeurs et de leurs réseaux. D’autant que ces derniers, maintenant prévenus de leur triste destin immédiat, vont avoir des comportements de morts de faim façon défi “survival” (voir « Les réseaux constructeurs à la croisée de chemins chaotiques »)…
Et n’oublions pas non plus les réseaux de centres auto, de spécialistes et de pneumaticiens qui pourraient bien se mettre en embuscades ou se voir supplétivement appelés en renfort par des constructeurs en mal de capillarité après-vente. Car ces enseignes disciplinées ont à la fois la culture flottes chevillée à leurs cœurs franchisés et succursalisés et des ateliers rompus aux seules prestations simples, justement celles que continueront à susciter les véhicules électriques.
Sans exclure enfin que toutes ces projections ne deviennent en partie… caduques. Parce que les consultants fantasment des futurs trop simplistes. Ou parce que les nombreux inaudibles finiront peut-être par faire entendre la problématique de ces voitures électriques dont nous ne sommes sûrs que d’une chose : elles sortent leur pollution des villes. Mais sans vouloir savoir dans quelles campagnes elles déversent déjà discrètement leur incertain bilan écologique ni à quelles sources vertes ou grises elles s’abreuveront de gigawatts…
Eh oui, quand les cartes du marché de l’après-vente sont aussi violemment rebattues, pas simple de lire ces futurs à multiples inconnues dans les jeux d’autant de tensions exogènes…
Jean-Marc Pierret