Guerre Russie-Ukraine: les impacts cachés sur la pièce

Jean-Marc Pierret
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Russie sur planisphère

Le conflit russo-ukrainien a de multiples répercussions économiques et industrielles. Mais ses plus discrètes conséquences sur le négoce et les flux de pièces n'en sont pas moins préoccupantes et, parfois même, inattendues…

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On ne revient évidemment pas sur les impacts connus du conflit russo-ukrainien. Aux arrêts de chaînes constructeurs par manque de câblages ukrainiens ou pour des raisons de sanctions économiques s'ajoutent de complexes problèmes allant de la protection des salariés ukrainiens à la rétribution des salariés russes.

Il n'y a pas que du blé en Ukraine

Quant aux ruptures d’approvisionnement en matières premières venant de l’Est, elles touchent aussi l'automobile. Deux métaux utilisés dans l'industrie dépendent directement de la Russie. Le pays produit 26 % de la demande mondiale de palladium et 10 % des seulement 23 tonnes de rhodium produites annuellement dans le monde. Les deux métaux sont aussi rares que précieux aux pots catalytiques qui en représentent le débouché majeur.

L'Ukraine joue aussi un autre rôle, plus inattendu, dans le festival des pénuries auto. Le pays produisait 50 % des besoins mondiaux en néon avant que ses deux entreprises, Ingas et Cryoin, stoppent leur production de ce gaz rare essentiel au fonctionnement des lasers utilisés pour produire les semi-conducteurs.

Quid du volume pièces concerné?

On estime généralement à quelque 4 à 5 % le poids Russie+Ukraine sur le marché mondial de la pièce, dont bien sûr une large part revient à la Russie. Mais tous les équipementiers ne sont pas égaux en la matière. D'abord en volumes de ventes : l'activité de certains montait à 10% avec les deux pays en conflit ; d'autres tutoyaient même les 20 %. Ensuite, ils n’ont pas la même réaction selon leur origine géographique. Les équipementiers américains par exemple sont particulièrement sensibles aux questions légales et aux tensions historiques Est-Ouest récemment exacerbées par les positions du président Biden.

Mais le quotidien du négoce de la filière vit d'autres avatars moins visibles. Prenons le cas d’un constructeur ou d'un équipementier ayant l’habitude de commercer vers l’Est en général et vers la Russie en particulier. Après l'arrêt brutal des échanges, il lui faut non seulement encaisser la chute des commandes, mais aussi subir le report sine die du paiement des livraisons ultimes d’avant-guerre, quand il ne doit pas les accepter en roubles dévalués.

Incertitudes légales

En outre, ils n’ont pas non plus tous la même vision de la façon dont il faut tenir compte des sanctions. Car le sujet reste très vague (voir encadré ci-dessous).

Des équipementiers croient avoir compris qu’il leur faut arrêter tout business pièce touchant des véhicules vendus plus de 50 000 € TTC en Russie, sanctions anti-oligarques obligent. D’autres pensent qu’il suffit d’identifier parmi leurs références celles qui peuvent ou non alimenter des VP mais aussi du matériel militaire. La même question complexe se pose également concernant la fourniture de données de diagnostic et d’entretien-réparation. Dans l’urgence des sanctions et sous la pression des services juridiques, certains vont préférer tout couper…

Supply chain re-bousculée

La réduction du business avec la Russie notamment posent d'autres questions, à la fois immédiates et d’avenir. Celle de la supply chain est déjà d’actualité. Pour beaucoup d'équipementiers, la Russie était redevenue une voie subsidiaire d’approvisionnement sino-européen, du fait du surenchérissement des transports maritimes depuis la pandémie. Le conflit a achevé de remettre sur des bateaux toujours coûteux ce qui avait pris l’habitude de venir en partie par camions et par la voie ferrée transsibérienne. Et quand on regarde la carte reliant l’Asie à l’Europe de l’Ouest, difficile de trouver des voies subsidiaires qui ne passent pas par l’Iran, la Syrie ou l’Irak.

Et comme le rebond pandémique paralyse à nouveau les productions chinoises, la fluidité des approvisionnements redevient une équation à multiples inconnues, sauf une : les prix d’achat et les coûts de transport, eux, ne vont pas cesser de culminer…

Risque chinois et « grey market »

Une autre question se pose, cette fois à plus long terme. Car lesdites usines chinoises, elles, ne risquent pas de sanctions en commerçant avec une Russie qui a diablement besoin des pièces que l'Occident lui refuse. Certains équipementiers et distributeurs s'interrogent donc sur le destin de leurs parts de marché actuelles face à un inévitable rapprochement entre usines chinoises et marché russe. Tous ceux qui sont concernés par les marchés vers le “grand Est” ont le précédent iranien en tête. Les sanctions contre ce pays ont particulièrement servi le très pragmatique Empire du Milieu qui en a profité pour rafler durablement l’essentiel du marché.

En attendant, les besoins du marché de la rechange russe alimentent déjà ce qu’on appelle le “grey market” de la pièce. Celui qui, quand le commerce “officiel” devient touchy, prend des voies détournées, par exemple en transitant par l’opacité turque qui ouvre des “backdoors” vers l’Est et l’Asie. Aucun équipementier ne veut évidemment en parler. Mais certains constatent sa montée et s’en inquiètent déjà…

Le cas polonais

Le cas de la Pologne est tout aussi préoccupant. Ce pays est devenu depuis longtemps le principal hub de la pièce auto est-européenne, en fonctionnant autant de l’Est vers l’Ouest que de l’Ouest vers l’Est. Beaucoup de flux se réorientent vers cette plaque tournante. Mais la Pologne est bousculée. Depuis le début du conflit, sa main-d’œuvre, largement ukrainienne, a souvent abandonné ses postes de travail polonais pour prendre les armes en Ukraine.

Le secteur du bâtiment en Pologne estime à 25 % l’hémorragie brutale de travailleurs ukrainiens. Le même mouvement a probablement concerné le quart des 300 000 Ukrainiens qui avaient un permis de séjour polonais. Et encore ne s'agit-il là que du 1/5e d'un total officieux plus proche des... 1,5 million d’emplois ukrainiens plus ou moins déclarés.

Et ce que l’on sait moins, c’est que la logistique de la pièce polonaise vit la même problématique pénurie brutale de bras…

La question des groupements internationaux

La question des sanctions concerne évidemment les groupements internationaux. D’abord parce qu’ils commercent assez logiquement avec l’Est. Ensuite parce qu’ils doivent être vigilants concernant ceux de leurs adhérents qui pourraient être tentés d’alimenter le “grey market” évoqué plus haut. Enfin, parce qu’ils ont pour la plupart des actionnaires russes, dans des proportions qui les exposent plus ou moins.

Ils sont donc tous en recherche d’informations précises sur ces encore très floues sanctions. Gaël Escribe, CEO de Nexus Automotive International, souligne la complexité du dossier : « Nous sommes légalistes et particulièrement attentifs, souligne-t-il ; il n’est évidemment pas question de déroger aux nouvelles règles qui s’imposent ou s’imposeront à nous ». A condition évidemment de bien les connaître, ce qui n’est pas si simple. Il attend en la matière un retour de la Figiefa, chargée de clarifier ce sujet particulièrement difficile à défricher. En ce qui concerne l’actionnariat russe du groupement, il atteint 4%, l'équivalant du poids que les volumes du pays représentent dans l'empreinte mondiale de Nexus. « Rien pour l’heure, explique-t-il, nous indique qu’il faudrait le remettre en question ».

Reste que si la question devait venir à se poser, il faudrait que tous les groupements étudient la moins mauvaise façon de s’organiser en conséquence. Et ce, dans un contexte de sanctions et d'échanges bancaires figés où racheter leurs parts à des ressortissants russes ne serait pas des plus simples. Sans compter que les chasser des groupements conduirait à d'inévitables chutes de volumes commerciaux proportionnelles à leurs poids relatifs. Le tout, avec son cortège de baisse de chiffre d'affaires et de négociations proportionnées aux volumes d’achats et de RFA...

Jean-Marc Pierret
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