Et si la « neutralité technologique » avait encore sa chance ?
Le psychodrame bruxellois, qui a finalement déboucher sur un statu quo en faveur du 100 % électrique à l’horizon 2035, a cependant permis d’entrebâiller la porte à d’autres solutions de décarbonation du parc européen. La bataille de l’e-fuel menée par l’Allemagne pourra-t-elle sauver le moteur thermique ?
« La France voulait imposer l’hybride rechargeable. Le message n’est pas passé à Bruxelles. À se demander quel est son poids auprès de la Commission européenne ! En revanche, l’Allemagne qui réagit et veut imposer les carburants de synthèse, avec une vraie logique, ça bloque le système ! », remarque Fabrice Godefroy (IDLP/Alternative Autoparts), en fin observateur des enjeux de mobilité sous sa casquette d’expert mobilités et environnement pour 40 millions d’automobilistes.
De fait, la menace des Allemands de bloquer le texte devant sceller le destin du moteur thermique à l’horizon 2035 afin d'arracher des dérogations pour les carburants de synthèse a eu l’effet d’une bombe. Cette hypothèse d’un changement de pied a donné des sueurs froides aux constructeurs engagés à marche forcée vers l’électrification de leurs gammes à coup d’investissements colossaux.
Fin du moteur thermique acté… mais
Finalement, le texte entériné le 27 mars contraindra les automobiles neuves à ne plus émettre aucun CO2, interdisant de fait les véhicules essence, diesel, et hybrides, au profit du tout-électrique. Bruxelles s'est simplement engagé à ouvrir plus nettement la voie aux carburants de synthèse dans une proposition séparée qui devra être validée d'ici l'automne 2024. Une mini-brèche au dogme du tout-électrique qui, espère-t-on dans l’écosystème, permettra « d’ouvrir les chakras » des fonctionnaires bruxellois en laissant sa chance à la plus pragmatique « neutralité technologique ». « Nous devons militer pour la pluralité des solutions. Quand on laisse l’industrie trouver des solutions technologiques qui peuvent correspondre au cap tracé par les politiques, cela est plus rationnel », plaide Jean-François Bouveyron, vice-président et DG Aftermarket EMEA Delphi Technologies (dans le cadre d’une table ronde par Alternative Autoparts lors de sa convention). Car en imposant des rythmes effrénés de réduction d’émissions de CO2, « la Commission européenne n’a donné d’autres choix aux constructeurs que l’électrification, le chemin le plus court vers la décarbonation. Il n’y aucune solution parfaite, mais pour atteindre l’objectif il ne faut pas se couper des technologies qui pourraient être des solutions au 100 % électrique », complète Fabrice Godefroy.
L’e-fuel sauveur du moteur thermique ?
Reste la question : pourquoi les Allemands ont ressorti du chapeau la technologie « carburants de synthèse » qui n’en est encore qu’à ses prémices ? D’abord parce qu’ils vont devoir continuer à produire à grande échelle des versions thermiques pour le reste du monde. L’e-fuel estampillé « Europe compatible » permettrait de consolider les chaînes de production. Ensuite parce que les industriels allemands sont les plus avancés sur ce chemin. Porsche soutient la première usine (au Chili) de production d’e-fuel, tandis que BMW a investi dans la start-up Prometheus Fuels. S’est également constitué un groupe de pression « eFuel Alliance » (171 membres), dont de nombreuses entreprises allemandes, notamment Bosch, ZF, Mahle, Liqui Moly, aux côtés des compagnies pétrolières et gazières, d'ExxonMobil à Repsol. En dernièrement Stellantis a annoncé tester la compatibilité des e-fuel sur 28 familles de moteurs et pourraient être applicable aux 28 millions de véhicules Stellantis actuellement en circulation.
Solution de niche
Cependant, si les carburants de synthèse peuvent prospérer pour le maritime ou l’aérien, ils ne resteront qu’une solution de niche dans l’automobile. En cause : un coût du carburant estimé à 3-4 € par litre, rédhibitoire pour une mobilité de masse, et un procédé de production très gourmand en énergie (combinaison du CO2 capturé et de l'hydrogène produit à partir d'électricité). « Les carburants de synthèse permettront de rééquilibrer la donne… Sans oublier qu’en terme écologique, ce n’est pas plus mal de conserver le parc roulant versus tout mettre à la casse pour les remplacer par des 100 % électriques », reconnaît Fabrice Godefroy. Mais à ce stade, on n’entrevoit qu’un impact transitoire pour amortir le choc électrique, et pas dans une dimension à même de sauver le soldat « moteur thermique » qui restera cependant majoritaire dans les parcs européens pour les quinze prochaines années.
L’hydrogène en embuscade pour les véhicules lourds
Certains industriels parient également sur l’hydrogène, l’autre option alternative « zéro émission ». Là encore, les analystes l’enferment déjà dans une niche. Ce n’est pas Toyota avec sa Mirai, ou la Nexo Hyundai – seuls modèles aujourd’hui disponibles à 80 000 € ! – qui vont permettre de donner des ailes à cette technologie.
En revanche, la solution pourrait représenter une option viable pour les véhicules lourds. Et d’ailleurs des industriels de premier plan comme Delphi Technologies s’y investissent. Restera cependant à notre Europe de trancher l’épineux débat de l’impératif d’un hydrogène vert (produit à partir d’énergies renouvelables) ou gris (énergie nucléaire) pour libérer l’énergie de l’hydrogène.
Le 100 % électrique dominant à terme
Même si ces niches s’installent, ne nous y trompons pas, la domination du moteur électrique est irréversible. Ne serait-ce que par les milliards investis par les constructeurs. Et ce, bien que pour certains cette course à l’électromobilité mette en danger nos industriels européens malgré toutes les ambitions annoncées de réindustrialisation. « C’est de l’incantation d’imaginer que l’on puisse devenir leader de la batterie et du véhicule électrique. Au-delà de savoir si le client est électro-compatible, la France – et même l’Europe – a dix ans de retard sur les batteries par rapport aux Asiatiques. J’ai du mal à imaginer que la France, ou même l’Europe, devienne championne de l’électromobilité et donc compétitive face aux constructeurs chinois qui arrivent avec leurs propres véhicules et surtout qui maîtrisent l’ensemble de la chaîne de valeur ! », conclut Fabrice Godefroy. Peut-être, mais la mutation est en marché et il faut s’y préparer.