Gaël Navinel, Bosch : « L’accès au système technologique par l’atelier indépendant est le nerf de la guerre »
Au cœur d'une tempête faisant vaciller les équipementiers, Gaël Navinel, le Vice-Président Automotive Aftermarket Sales Europe West de Bosch, livre une vision posée mais sans détour du marché mondial de la pièce et des stratégies du groupe allemand pour résister !
Démarrons par le bilan annuel de Bosch sur 2023…
Gaël Navinel : Le CA toutes activités confondues en 2023 a été 91,6 Md€ (+ 3 %), dont 56,2 Md€ (+7 %) pour le secteur de l’automobile, renommé « Solutions pour la mobilité », soit 61% du CA total du Groupe, avec 237.100 collaborateurs.
Par zone, notre ancrage européen donne un CA de 46,8 Md€ en Europe (+ 6 %). L’Asie-Pacifique est notre deuxième marché avec 27,9 Md€ et une légère progression (+ 1 %) due au ralentissement du marché chinois. Viennent ensuite les Amériques avec 16,9 Md€. Le contexte géopolitique est un facteur important pour les résultats d’un groupe international, que ce soit dans l’automobile ou le bâtiment, avec environ 80 % du CA cumulé. Les décisions politiques volontaristes liées à la transition écologique de certains Etats, notamment en Europe, concernent souvent ces deux marchés qui sont essentiels pour l’économie de nombreux pays.
La géopolitique explosive de certaines zones vous conduit-elle à revoir vos stratégies d’implantations d’usines ?
G. N. : Nous essayons dans tous les cas de limiter les risques ! Certaines productions asiatiques ont déjà été relocalisées en Europe après l’épisode du Covid. Le conflit ukrainien qui a suivi a aussi appuyé sur nos décisions avec l’arrêt de toutes nos activités en Russie. Nous avons tous constaté à nos dépens que la dépendance dans la chaîne d’approvisionnement et dans le sourcing des matières premières coûte cher, les guerres entre pays coupant les liaisons coûtent cher, les tensions dans certaines zones maritimes déroutant les navires marchands coûtent cher… Tout ceci nous a conduit à relocaliser certaines productions d'Asie notamment vers l'Europe de l’Est. Les coûts de production peuvent être plus élevés mais nous compensons partiellement avec des économies sur le transport et un lead time maîtrisé inégalé. Nous avons également des clients, dont des Nord-Américains, qui privilégient des approvisionnements hors Chine, ce qui nous conduit à relocaliser vers le Mexique par exemple. C’est une veille permanente pour maintenir l’équilibre entre une bonne gestion de ces risques et la bonne maîtrise de nos coûts, car in fine, n’oublions pas le client (réparateur et consommateur) qui demande la bonne pièce et au bon prix.
Diriez-vous que les équipementiers OE subissent un effet ciseau ?
G. N. : Totalement. La filière est dans une phase où jamais le besoin d'investissements massifs n’a été aussi important sur autant de technologies et en même temps. Ce sont des dépenses de plusieurs milliards d’euros sur l'électrification, l'hydrogène, les aides à la conduite, les semi-conducteurs, les softwares… Ce qui suppose des ressources importantes et immédiates avec un retour sur investissement à long terme… Le tout dans un moment où les volumes en première monte ont significativement chuté. C’est très « challenging » pour les équipementiers dont certains sont très endettés, ce qui n’est pas notre cas. La chance de Bosch est de ne pas être coté en bourse ce qui donne plus de souplesse et un horizon plus long terme qu’au trimestre ! J’ajouterai que, même si l’on peut parler de contexte tendu, le paysage OE ne cesse de se redessiner depuis 20 ans. La concentration a déjà opéré depuis longtemps par rationalisation de portefeuilles, fusions et acquisitions…
Le couperet tombe-t-il pour tous les fournisseurs ?
G. N. : Non, pas pour tous. Chez Bosch, nous ne stopperons pas nos investissements et nous ne vacillons pas. En revanche, la situation nous oblige à être ultra-économes sur les coûts et encore plus sélectifs sur les investissements. Nous pouvons être amenés à faire des ajustements car il est primordial de se focaliser sur les investissements les plus judicieux et stratégiques à moyen et long terme. Lorsqu’un sujet est identifié comme tel, nous mettons les ressources en face, quel que soit le secteur. Nous savons que les technologies vont évoluer, nous analysons la valeur ajoutée créée, la position concurrentielle obtenue, les synergies avec nos activités existantes et la rentabilité générée… Nous l’avons fait l’été dernier en rachetant pour 8 Md€ les activités HVAC (Heating Ventilation Air Conditioning) de Hitachi/Johnson Controls par exemple. Sur l’automobile, nous investissons aussi sur la gestion thermique et la climatisation…La stratégie est la même avec l’électrification. Si nous devons engager des cessions, c’est parce que nous voulons stratégiquement nous développer dans notre cœur d'activité. Mais devons pour cela dégager des ressources, hors appel à la bourse et en plus des emprunts bancaires. C’est une forme d’investissement d’alléger son portefeuille avec des activités n’étant plus stratégiques. Ce qui ne signifie pas que les activités cédées ne sont pas rentables. Généralement chez Bosch, nous considérons qu’un business est moins stratégique si nous ne pouvons pas être dans le top 3 au niveau mondial.
La complémentarité géographique également ? Vous êtes européen à 50% encore ?
G. N. : C’est un point important en effet pour limiter les risques. Toutes activités confondues, nous sommes relativement bien positionnés en Asie, nous souhaitons nous améliorer en Amérique du Nord. Le rachat des actifs HVAC de Hitachi/Johnson Controls nous a permis de nous renforcer dans ces pays. J’ajouterai également la complémentarité des activités qui entrent dans le portefeuille avec des briques technologiques nouvelles pour Bosch.
En valeur, nous n’avons jamais eu aussi peu de reliquats et de ruptures depuis cinq ans, comparé à la hausse significative de nos ventes.
Peut-on dessiner une carte mondiale simplifiée entre les activités électriques et les autres encore thermiques ?
G. N. : Si l’on doit tirer un trait, hors Asie, je dirais que les zones du sud (Amérique latine, Europe, Afrique) sont thermiques et celles du Nord (Pays-Bas, Norvège…) sont plus électrifiées. Une électrification qui va prendre le temps de s’appliquer suivant l’inertie des parcs. Ce qui donne à l’Aftermarket une visibilité et une grande stabilité, que l’on voit peu dans d’autres marchés. C'est bien ce qui fait sa stabilité ! Ces différences de parcs sont bien souvent liées aux politiques gouvernementales des états. Si l’on zoome sur l’Europe, voire la France, la prudence et l’attentisme règnent avec des immatriculations qui ne sont toujours pas revenues aux niveaux d’avant 2019, par trop d’instabilité dans les règles et les dispositifs en place sans parler de l’inflation qui a impacté le pouvoir d’achat des ménages.
Quels marchés sont les plus porteurs selon vous ?
G. N. : L'Amérique du Nord a été très dynamique en 2023, plus difficile en 2024, portée par une économie sur la vague, elle-même poussée par des milliards de dollars infusés via l’Inflation Reduction Act après le Covid-19. Ce dynamisme a attiré des investissements qui génèrent de la croissance. Ce différentiel entre l'Europe et les États-Unis sur quinze ans est flagrant, voire s’accélère ! Si l’on regarde sur le long terme, l'Asie est également effervescente mais cela est principalement lié à la Chine. Et quand l’économie chinoise se grippe, de nombreux pays en souffrent. En revanche, nous sommes encore assez peu présents en Afrique, hors Moyen-Orient.
Rupture de la supply chain : de conjoncturelle à structurelle pour certains fournisseurs ? Votre analyse ?
G. N. : La chaîne d’approvisionnent est un élément fondamental de notre offre que nous suivons avec la plus grande attention et au plus haut niveau. Nous devons avoir le meilleur taux de service possible et nous avons un assortiment très large. Les crises Covid et Ukraine nous ont alerté sur les fragilités dans nos chaînes d'approvisionnement même si nos équipes logistiques ont fait le maximum pour que l’impact chez nos clients soit limité. Nous avons pris les mesures nécessaires pour réduire cette fragilité. Mes managers et moi-même suivons attentivement les taux de service chaque semaine. En valeur, nous n’avons jamais eu aussi peu de reliquats et de ruptures depuis cinq ans, comparé à la hausse significative de nos ventes. L’objectif est de maintenir et d’encore améliorer cette performance. Ainsi nous travaillons d'arrache-pied sur toutes les problématiques informatiques et d'excellence opérationnelle des entrepôts, la digitalisation et l’automatisation des process de commandes, les prévisions de ventes avec les clients… Tout est fait pour réduire la complexité, dans chaque recoin de la logistique. Nous sommes dans une approche quasi scientifique ! Ces efforts continus portent leurs fruits à condition que ce travail soit réalisé en collaboration avec les clients. Ce qui suppose que ces derniers soient déjà structurés et organisés vers l’amont de leur supply chain alors qu’ils sont souvent focalisés sur l’aval, leurs clients. Et c'est au prix de cet effort commun que nous améliorons les performances. Cette décomplexification est vitale dans un portefeuille d'activités aussi large que le nôtre, car il ne faut pas se laisser déborder. Pour comprendre et traiter les inefficacités, il faut tout détricoter, simplifier et voir les vraies sources de productivité que l’on ne voyait peut-être plus. C'est tout l'enjeu.
Notre objectif est d’autoriser et simplifier tous les accès aux portails des constructeurs !
La fonction de Key Account Manager est devenue centrale ?
G. N. : Effectivement, ce poste monte encore en puissance. Le KAM est plus qu’un commercial, c’est un chef d’orchestre qui doit gérer les problématiques des deux parties (clients et équipementiers) tout en gardant de vue la réalité du terrain. Cette fonction est d'autant plus stratégique face à des clients consolidés qui exigent une réponse internationale, et non plus locale, et qui exigent par conséquent un interlocuteur au profil hyper calibré. Dans notre proposition de valeur pour répondre aux besoins des grands comptes, nous avons la pièce (de grande vente, technique), l’équipement d'atelier, la formation et les services. Et pour les loueurs et les flottes nous proposons notre réseau avec nos 8000 Bosch Car Service à l’échelle européenne (15 000 dans le monde) suivi et développés par une force de vente dédiée. Un loueur international par exemple veut de la facturation centralisée, des KPIs, des tableaux de bord, des outils digitalisés ... Nous créons des passerelles digitales vers les ateliers et permettre à nos clients d’avoir en temps réel une vision du réseau (certification avec le label Point électrique Service, formations, outils de diagnostiques électroniques…).
Diriez-vous que l’inflation a jeté un voile sur la réalité du marché ?
G. N. : Effectivement, elle a pu anesthésier certains esprits qui auraient trop vite oublié que 90% de leur croissance était artificielle. Ce qui peut les avoir empêchés de travailler sur certains fondamentaux comme la performance commerciale ou l’optimisation opérationnelle. Le réveil peut être douloureux car une performance uniquement liée à l’inflation n’est pas viable. A un moment donné, tout s’arrête.
Quels sont les enjeux majeurs de l’après-vente au niveau mondial ?
G. N. : On parle beaucoup d’électrification, je pense qu’il faut intégrer la softwarisation, moins visible mais potentiellement plus structurante encore ! C’est l’enjeu majeur car il est déjà massivement présent, quelle que soit la motorisation des véhicules. C’est un sujet transversal important de la première monte jusqu’aux ateliers. C’est notamment cette tendance technologique qui nous a conduit à réorganiser notre activité Mobilité avec 250 000 personnes affectées en 2024. Aucune autre tendance technologique ne nous a conduit à une réorganisation de cette ampleur. Nous avions auparavant plusieurs divisions (diesel, essence, freinage, électronique, multimédia…) et chacune travaillait sur des fonctions en silo. Nous vendions des solutions de calculateurs, de freinage, de gestion moteur, de batterie management… et un jour, Tesla a changé la donne, suivi par les autres constructeurs, avec un ordinateur central pilotant l'ensemble du véhicule (hardware, système d’exploitation et applicatifs comme pour un smartphone). Un fonctionnement qui bouleverse totalement la chaîne de valeur et ses acteurs. Tout fonctionne de façon transversale entre les différentes fonctions du véhicule.
Quelle est la conséquence pour les ateliers ?
G. N. : Il faut qu’ils puissent communiquer avec ces ordinateurs centraux sinon ils ne peuvent intervenir sur les véhicules ou alors de façon limitée et en perdant beaucoup de temps. Nous sommes les premiers à pouvoir accéder à toutes les fonctions de l'ordinateur de bord de Tesla, avec notre outil de diagnostic, pour intervenir sur toutes les fonctions du véhicule. Cela demande des investissements majeurs. Le technicien peut se connecter au véhicule et travailler avec notre logiciel ESItronic Evolution. Notre objectif est d’autoriser et simplifier tous les accès aux portails des constructeurs. Nous avons standardisé les connexions avec notre Secure Diagnostic Access (27 marques couvertes). C’est une vraie valeur ajoutée et un gain de temps et d’argent pour le garagiste, où qu’il soit sur la planète. Nous pouvons l’aider en nous connectant à distance, avec le Remote diagnostic, et faire l'intervention à sa place. Nous allons aussi lancer le certificat de santé des véhicules qui va nous permettre de toucher des nouveaux segments de clientèle.
Le nerf de la guerre actuel, c’est bien l’accès au système technologique du véhicule par l’atelier indépendant. Les lois européennes comme le Data Act, comme partout ailleurs car les réclamations des réparateurs sont les mêmes, clarifieront encore les choses. Et rien ne dit que demain, l’Aftermarket indépendant ne proposera pas des solutions qui guideront le client directement vers leurs ateliers.
Bosch en chiffres
• 91,6 Md€ en 2023 (+3%) et 4,8 Md€ de résultat opérationnel (EBIT) soit + 5%,
• Dont 56,2 Md€ pour le secteur Solutions pour la mobilité (+7%), Techniques Industrielles à 7,5 Md€ (-2%), Biens de consommations courantes à 19,9 Md€ (-6%), division Énergies et Techniques des Bâtiments à 8,0 Md€ (+8%).
• 429 400 collaborateurs dont 90.100 en R&D.
• 7.3 Md€ d’investissements en R&D (8% du CA)
Depuis 2020, le groupe Bosch, avec ses plus de 400 sites dans le monde, est neutre en carbone (scopes 1 et 2) principalement grâce à des réductions de consommation et l’utilisation d’énergies décarbonnées. Le groupe a également réduit les émissions produites en dehors de sa sphère d'influence directe, par exemple chez ses fournisseurs, en logistique ou lors de l'utilisation de ses produits (Scope 3).