L’ère des « prédateurs-distributaures »
LKQ Corporation et Genuine Parts Company sont les nouveaux rois de la distribution de pièces en Europe. Leurs tailles initiales, doublées des capacités d'investissement liées à leur présence en Bourse, leur permettent de faire la loi en dirigeant le mouvement de concentration qui bouleverse notre marché continental. Pour mieux les connaître et les comprendre, nous retraçons leurs moyens et leurs parcours dans une série de trois articles. Premier volet : l'ère nouvelle des “prédateurs-distributaures”...
C'est l'un des bons côtés de LKQ Corporation et Genuine Parts Company : ils sont prolixes en graphiques et chiffres qu'ils servent à foison à leurs investisseurs. Il est vrai qu'ils sont astreints à une communication régulière et encadrée du fait de leurs présences respectives en Bourse. Nous sommes donc allés picorer quelques uns de leurs derniers rapports publics pour vous faire mieux connaître ces deux géants transatlantiques qui dévorent l'Europe de la pièce à pleines dents.
Car c'est un fait auquel il faut bien s'habituer : avec eux, c'est maintenant l'Amérique qui gouverne la distribution indépendante de la pièce en Europe. Et d'aussi belle que rapide manière.
LKQ + GPC = 7% du marché européen
Arrivé en Europe en 2011 et découvert en France en 2013 lorsqu'il rachetait Stator/Van Heck, LKQ culmine, 6 petites années plus tard, à 5,1 Mds d'euros sur notre continent depuis sa récente reprise de l'Allemand Sthalgruber. Quant à GPC (Genuine Parts Company), il a décidé de marcher sur les mêmes traces en venant s'offrir Alliance Automotive Group (AAG) et son 1,7 Md d'euros juste avant Equip Auto. D'un seul et joli coup, ce distributeur inconnu il y a quelques semaines encore en Europe est venu s'adjuger d'entrée la deuxième place du marché.
En toute logique et à la façon de LKQ, il ne s'agit évidemment pour GPC que d'une première étape. AAG constitue d'ailleurs probablement l'outil idéal pour construire l'empire européen de GPC : le distributeur piloté par Jean-Jacques Lafont s'est brillamment rodé à l'art de la croissance externe en réalisant de lui-même quelque 30 acquisitions en 2016 et autant cette année...
La chasse aux marges européennes
En juin dernier, nous avions cherché les raisons d'un tel appétit américain pour notre vieille Europe de la pièce. Nous les avions trouvées en comparant les volumes et les spécificités de la distribution de pièces aux États-Unis et en Europe : les marges de la distribution de pièces sont tout bonnement deux fois plus importantes ici qu'aux USA (voir «Comment et pourquoi LKQ aime tant l’Europe de la pièce, 1ère et surtout 2ème partie)...
Voilà pourquoi les deux géants américains trustent déjà 6,8 Mds du marché européen de la distribution indépendante de pièces. Un marché qui, au niveau des prix d'achats pratiqués auprès des équipementiers-fournisseurs, est évalué selon LKQ à un total continental de quelque 78 Mds d'euros en pièces concurrencées et à 18 Mds en pièces de carrosserie. A eux deux, LKQ et GPC représentent donc près de 7% de ces 96 Mds d'euros (152 Mds d'euros en valeur “consommateur” auxquels s'ajoutent 46 Mds de main d’œuvre)...
En creux, cela signifie qu'ils peuvent encore racheter sans risquer de voir les autorités de concurrence diverses et variées mettre un terme à leurs appétits. Ils sont loin de détenir une part de marché dominante susceptible d'interrompre leur conquête de la distribution européenne de pièces...
Les nouveaux rois du Monde
C'est donc établi : les nouveaux patrons de l'Europe de la pièce indépendante sont durablement américains. Mieux : ils sont même champions du monde. Les moyens de leurs ambitions, ils les trouvent bien sûr en partie dans leurs tailles respectives. Le plus gros des deux, à savoir GPC, affichait déjà 15,340 Mds de dollars (13,1 Mds d'euros) de chiffre d'affaires fin 2016, tous marchés confondus. Il tutoie maintenant les 14,8 Mds d'euros depuis qu'il a repris AAG. Quant à son challenger LKQ Corporation, il vient de faire le point une fois inclus Stahlgruber : 11,3 Mds de dollars de CA planétaire, soit près de 9,7 Mds d'euros.
Des chiffres d'affaires dignes d'équipementiers qu'aucun distributeur européen ne peut concurrencer. Le plus puissant de nos champions locaux −l'Allemand Wessels Müller− n'arrive en effet que troisième avec 1,5 Md d'euros, à quasi égalité avec Autodis Group (Autodistribution). Eh oui, ils sont tous deux 10 fois plus petits que GPC...
La Bourse est la vie
Mais s'ils ont les moyens de leurs ambitions, c'est aussi parce que les deux conquérants sont cotés en Bourse. Le dernier rapport semestriel de LKQ montre clairement la puissance de cette martingale : avant de racheter Stahlgruber, la ligne de crédit ouverte à LKQ Corporation atteignait 1,3 Md de dollars. Alors même qu'il vient de débourser près d'1,8 milliard de dollars (1,5 milliard d'euros) pour s'offrir le distributeur allemand, il sort de l'opération en pouvant toujours mobiliser... 1,183 Md de dollars ! Même pas mal...
Le secret d'une telle puissance de feu qui fait chaque fois jeter l'éponge aux autres candidats européens aux rachats ? LKQ a pu financer l'essentiel de cette opération par émission d'actions (plus de 8 millions ont été émises pour racheter Stahlgruber). Cela lui a permis de surenchérir sans même entamer sa capacité à mobiliser des fonds. Du coup, pourquoi ne pas rejouer, puisque chaque nouvelle acquisition permet d'envisager immédiatement la suivante ?
Tant que Wall Street saluera cette stratégie du toujours plus, tout ira bien ; LKQ, comme GPC lui aussi coté à New York, pourront poursuivre sereinement leur politique d'acquisition sans autre concurrent qu'eux-mêmes. Et ce, en s'offrant facilement les meilleures prises, à savoir les N°1 ou N°2 de chaque marché national, puisque c'est justement la taille des cibles que saluent et encouragent les analystes boursiers.
Suivre... ou se coucher
Chaque fois donc, les deux distributeurs pourront ainsi continuer de disqualifier d'entrée des concurrents-repreneurs incapables de proposer à leurs proies 10 à 12 fois leur EBITDA(*) comme nos deux Rois de Wall Street ont pris l'habitude de pouvoir le faire. Quand LKQ débarquait en Europe en rachetant le britannique ECP, il poussait même jusqu'à 14 fois selon le Wall Street Journal ! Avant , un distributeur pouvait s'estimer comblé s'il obtenait un facteur 7 de son repreneur...
En creux, vous pouvez donc facilement imaginer l'étroite alternative que LKQ et GPC laissent à nos plus gros acteurs européens du marché. Si ces derniers veulent rester dans la course à la croissance externe sans voir les deux joueurs américains leur souffler chaque fois la mise, il leur faudra soit entrer aussi en Bourse à court terme, c'est à dire tant qu'il y a encore des gros à reprendre... soit se vendre vite à l'un ou à l'autre de ces deux super-prédateurs "Distributaures", avant que le voisin ne le fasse à sa place...
(*)EBITDA : en anglais, «Earnings Before Interest, Taxes, Depreciation, and Amortization», c’est-à-dire «résultat avant soustraction des intérêts, impôts, dotations aux amortissements et provisions sur immobilisations».
Tous les articles de ce dossier...
- 1ère partie : L’ère des «prédateurs-distributaures»
- 2ème partie : LKQ, le “Velociraptor” de la pièce
- 3ème et dernière partie : GPC, “l'européen”