Gestion de sinistres : avantages et limites de l’intelligence artificielle
L’IA infuse aujourd’hui la quasi-totalité des métiers à divers degrés et la réparation automobile en fait l’expérience depuis quelques années. En pointe sur le sujet, Solera, maison-mère de Sidexa, a tenu une conférence éclairante sur la question le 30 mars dernier, dans l’amphithéâtre d’Aivancity Paris-Cachan, la grande école de l’intelligence artificielle et de la data.
Invité à participer au débat, Stéphane Bout, directeur associé chez McKinsey, pilote le pôle de compétences lié à l’intelligence artificielle du cabinet de conseil en stratégie. Une IA qui pèse déjà 25 % de l’activité du groupe et qui a fait l’objet, en 2022, d’un rapport sur son adoption dans le monde de l’entreprise. Ainsi, selon le document, les investissements dans l’IA ont été multipliés par cinq au cours des quatre dernières années et plus de 50 % des entreprises ont commencé à déployer l’IA de manière significative dans un ou plusieurs métiers. Pourtant, moins de 8% des entreprises génèrent de l’IA un impact sur leur résultat opérationnel significatif.
« Pourquoi ? Parce que l’un des challenges rencontrés est de réellement intégrer l’IA dans les process métiers de l’entreprise. On entend qu’elle va détruire de l’emploi mais selon nos études, l’IA génère du potentiel lorsqu’elle est intelligemment combinée avec l’humain : on parle d’intelligence hybride », explique Stéphane Bout. D’autres facteurs limitants concourent à diminuer l’impact de l’IA sur les résultats, pour l’instant. Primo, l’obligation d’entraîner régulièrement cet "objet vivant" et de surveiller pour éviter que des biais s’introduisent : savoir gérer l’IA n’est pas encore maîtrisé par tous. Secundo, l’accessibilité et la qualité de la donnée exploitée n’est pas encore suffisamment garantie.
L’assurance, secteur qui avance
Selon McKinsey, Le secteur de l’assurance déploie l’IA au travers trois grandes familles de cas d’usage. D’abord, côté marketing & ventes. Ensuite, l’expérience client, notamment le cœur de métier : la gestion des sinistres. « L’IA peut accélérer le processus, réduire le délai de traitement des dossiers, permettre de mieux gérer la fraude et mieux gérer les risques », détaille Stéphane Bout. Enfin, l’accompagnement des fonctions support de l’entreprise, comme les ressources humaines. Cependant, pour maîtriser l’IA, il faudra intégrer de nouvelles compétences, mathématiques et métier, afin de comprendre les différents modèles proposés et de savoir comment les utiliser, les combiner.
« Le data scientist va passer moins de temps à coder et plus de temps à combiner les différents modèles qui existent. Il faudra lui adjoindre les acteurs suivants : ceux qui s’occupent de la donnée elle-même – les data engineer – qui les récupèrent et les mettent dans une forme à même d’être utilisables, et les MLOps Engineer, ceux capables de faire vivre le modèle une fois qu’il a été construit. C’est une catégorie de métier naissante, il y en a très, très peu sur le marché européen », relève le senior partner de McKinsey. Des professionnels que les assureurs et mutualistes seront probablement parmi les premiers à employer, compte tenu des bouleversements que connaît la prédiction des catastrophes naturelles et d’autres formes de sinistres.
Respecter la règlementation de l’expertise
Naturellement, la gestion de sinistres, et plus particulièrement le chiffrage, a été l’un des premiers secteurs à voir débouler des acteurs disruptifs, de WeProov à ProovStation en passant par Tractable, partenaire de Covéa. De quoi bousculer l’écosystème relativement « fermé » de l’expertise automobile, selon les propres termes de François Mondello, président de la Fédération française de l’expertise automobile (FFEA). Quelle place y réserver à l’IA et comment l’intégrer dans les process métier ? Une profession réglementée et régie par un ensemble de lois qui contraignent par la force des choses l’IA.
« S’il y a des personnes physiques et des personnes morales, il n’y a pas encore de personnes électroniques ni d’identité pour l’IA. Or, au sens de la règlementation, une IA ne peut pas produire de rapport d’expertise ni évaluer des dommages », rappelle François Mondello. En effet, seul l’expert inscrit sur la liste officielle de la Délégation à la sécurité routière peut produire un rapport d’expertise et, ce faisant, il engage sa responsabilité, ce qui explique pourquoi il doit impérativement se doter d’une assurance responsabilité civile. L’IA ne pouvant être autonome dans cette fonction, elle peut néanmoins « augmenter la capacité des experts à faire mieux », reconnaît François Mondello. Mais dans le cadre décrit par Zoheir Bouaouiche, sous-directeur de la protection des usagers de la route au Ministère de l'Intérieur : « ces outils ne peuvent être considérés que comme des solutions au service de l’expert et non au service de l’expertise ».
Ne pas se tromper d’usages
Conscient des attentes des assureurs à propos de l’IA, notamment en termes de délais, de coût, de satisfaction client, François Mondello prévient qu’il faudra préserver certains principes. Notamment celui du contradictoire avec le réparateur, afin de toujours viser les meilleures solutions techniques, la meilleure méthodologie de réparation. Mais surtout, le président de la FFEA insiste sur le fait de ne pas se tromper d’usage de l’IA, où de n’en considérer que certains. « Aujourd’hui, plusieurs blocs permettent d’aboutir à un résultat. La photo et le chiffrage n’est qu’une finalité, il y a plein d’autres blocs en amont : l’orientation, le triage, l’identification, l’étiquetage, qui permettent d’être plus efficaces et en tant qu’experts, nous y sommes très favorables. La profession détient énormément de données et mettre l’expert au centre du système est une bonne façon d’adresser le sujet », défend-il.
Aussi la FFEA réclame-t-elle que tous les acteurs du sinistre se mettent autour d’une table pour déterminer ce que le secteur attend réellement de l’IA. Sans omettre les nouveaux entrants du secteur, « avec lesquels nous n’avons jamais de discussion et qui ne savent pas forcément quels sont réellement nos besoins », déplore François Mondello. Le tout afin de garder en ligne de mire la qualité de service attendu par les victimes des sinistres car si le digital est aujourd’hui partout, garder une part d’humain aux moments critiques est essentiel. Et le dirigeant syndical d’asséner : « lorsque l’on réserve son avion, on peut passer trois heures sur internet sans problème mais lorsqu’on le rate, on a envie d’interagir avec un humain. Et le sinistre automobile, c’est cela : une situation où l’on n’a pas envie de pianoter sur un téléphone ».
Un futur IA Act ?
Un peu à la façon du tout récent "Data Act", l'Union Européenne travaillerait à un futur "Artificial Intelligence Act", avec une mise en application prévue pour 2024 si tout se passe bien. « Le principe est de parvenir à qualifier le niveau de criticité de l’utilisation de l’IA. Jusqu’au niveau "inacceptable" et en passant par des niveaux intermédiaires plus proches des cas d’usage, qui permettront de définir des cahiers des charges. Le tout afin d’intégrer toute une notion de transparence qui permettra d’être rassuré dans son utilisation », explique Pascal Bizzari, directeur général adjoint du cabinet de conseil en digital Avisia.