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Donneurs d’ordres et carrossiers: «les autistes et les Bonnets Rouges»

Jean-Marc Pierret
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«Les autistes et les Bonnets Rouges» : c’est bien le titre qui sied au mieux à la triste fable qui s'écrit dans le monde moderne de la réparation-collision. L’autisme des assureurs et donneurs d’ordres ne voit pas –et à en croire certains témoins, sincèrement pas– monter un syndrome révolutionnaire du type «bonnets rouges» chez les carrossiers. Jusqu’au clash ?
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Un constat pour commencer. Nos 20 articles sur la lente et finalement avérée émergence du «libre choix du réparateur» qui peut (ou au moins, qui veut) rendre un peu de liberté d’action aux carrossiers ont généré depuis fin 2013 près de 57 000 vues sur ce site.

Récemment, notre révélation de la note de la Matmut cherchant à en contourner préventivement les effets, ajoutait plus de 11 000 clics. Entre-temps, presque 40 000 pages vues émanaient de nos articles sur le rôle et le malaise des experts (et surtout les indépendants parmi eux), qui se sentent pris en otage entre l’Assureur tout puissant et la nécessité, pour survivre, de toujours plus comprimer les coûts des carrossiers. N’oublions pas enfin les quelque 80 000 pages vues de nos articles sur la plus emblématique des plateformes de sinistres : Nobilas, qui nous valent maintenant deux procédures de sa part pour diffamation, injures, dénigrement commercial et refus de vente publicitaire...

Le total ? Presque 190 000 pages vues sur une seule thématique : le rapport de force déséquilibré entre les assureurs, leurs bras armés que sont les plateformes de gestion de sinistres d'une part ; les carrossiers et les experts d'autre part. Et pourtant, les assureurs ne voient toujours rien. Et n'entendent toujours rien.

«Nous avons beau avertir les donneurs d’ordres d’un syndrome croissant du "Bonnet Rouge" chez les carrossiers, rien n’y fait ; ils ne semblent sincèrement pas comprendre à quoi nous faisons allusion», explique, étonnée et désabusée, une tête de réseau. Elle traduit le sentiment que nous avons recueilli auprès de bien d’autres observateurs : si les assureurs sont allés trop loin dans l’exigence du moindre coût, ils n’en prennent pas conscience. Une forme d’autisme qui s'explique ainsi : les assureurs sont convaincus que si le client sinistré doit appartenir à quelqu’un, c’est d’abord à eux.

Convenons-en certes : d’un point de vue comptable, ils ont dans l’absolu raison. Ils indemnisent le sinistre et à ce titre, il est logique qu’ils gardent un œil sur la façon dont le coût de la réparation évolue. Mais à force de s'écarquiller, cet œil est devenu plus gros que le ventre nourricier des carrossiers. L’appétit leur est tellement venu au fur et à mesure des années que les assureurs en sont aujourd’hui rendus à imposer un régime mortifère aux réparateurs. Ils les ont quasiment affamés, à coup d’agréments toujours plus contraignants, pour mieux engraisser leur ratio primes encaissées/indemnisations versées. Même le CSA, un institut de sondage par définition le plus neutre possible, l'a constaté et durement évalué (voir "Carrosserie : le poids et l’impact des agréments enfin quantifiés !").

Les assureurs, qui se sentent forts d’avoir longtemps réussi à convaincre les pouvoirs publics et les consommateurs qu’ils sont aux avant-postes de la défense du budget des ménages, ont pourtant récemment reçu un coup de semonce. Ils ont dû souffrir de voir leur statut de soutien du pouvoir d'achat mis à mal par la récente loi Hamon. Mais visiblement, le coup dur les a rendus pour l'heure plus hargneux que clairvoyants (voir "Comment les assureurs combattent la «loi Hamon»"). Il est vrai que les assureurs se sentent indéfectiblement légitimes d'une évidence : de longues années sans réaction de la part des carrossiers comme des experts. Ils se sont donc pris au jeu du "toujours plus", encouragés qu’ils ont été –et sont encore– par la baisse structurellement constante du nombre de réparations. Et son corollaire : le silence, par peur croissante de manquer, des réparateurs mais aussi des experts qui voient tous deux leurs chiffres d’affaires décroître années après années.

L’ère financière

Les assureurs ont pu ainsi pousser sans résistance le curseur de leurs exigences. Jusqu’à tuer cet «esprit-métier» du bon vieux temps, quand le réparateur et l’expert synchronisaient assez librement leurs visions du bon geste et du juste prix de la réparation. Mais maintenant, on ne parle plus règles de l’art. On parle finances. Les assureurs sont devenus beaucoup plus pragmatiques et court-termistes : s’ils sont maintenant spécialistes d’un chiffrage, c’est d’abord celui de leur marge.

Leur dogme ? Accroître sans cesse la rentabilité de leur activité assurance automobile, si facile à contrôler. Leurs moyens ? Le recrutement d’acheteurs de la grande distribution –et/ou au moins l’importation de leurs méthodes– qui ont supplanté les historiques acheteurs-métier de la réparation-collision par une calculette souveraine et omnipotente. Et aussi par cette réduction constante du nombre d’experts et de carrossiers agréés qui rend ces derniers inquiets et donc serviles. Et aussi par cette maîtrise toujours plus forte des flux de véhicules à réparer vers les carrossiers et réparateurs qui jouent le jeu. Ces derniers sont contraints en cela par le renforcement du poids et des exigences des plateformes de gestion de sinistres qui, en outre, cherchent parfois à trop bien vivre de leur intermédiation au service de l'assureur...

Dans ce contexte de quasi-impunité, la note de la Matmut était bien le symptôme de plus de cette ère nouvelle où ce qui est pris n’est plus à prendre. Et encore moins à rendre. Surtout quand il y a urgence : notre confrère «L’Argus de l’Assurance» notait début 2014 que «pénalisé par une décollecte nette de 6,5 milliards d’euros en assurance vie, le marché de l’assurance en France a vu son chiffre d’affaires chuter de 5% en 2012. Les hausses tarifaires pratiquées en assurance dommage n’ont pas suffi à inverser la tendance.» D’ailleurs, les compagnies d’assurance hurlent partout que l’activité auto est à peine équilibrée. Elles n’ont pourtant pas encore contredit la FNAA qui démontrait brillamment en septembre dernier, chiffres de la FFSA (Fédération Française des Sociétés d'Assurance) à l'appui, que l’assurance automobile enregistre globalement une marge de 3,5 milliards d’euros par an, soit 18% de rentabilité et ce, indemnisations corporelles comprises (voir "La FNAA accuse les assureurs de tromperie") !

Ne pas «arrêter l’arrêté

Et puis quoi, après tout, les carrossiers ne prouvent-ils pas qu’ils en ont encore sous le pied, eux qui ont si longtemps accepté sans broncher l’accumulation constante de pressions tarifaires ? Durant ces années de glissement du monde de la réparation-collision vers le seul profit-roi des assureurs, il y a bien sûr eu quelques protestations ici ou là. Mais de révoltes audibles et structurées, jamais jusqu’à ces derniers temps... Voilà pourquoi les organisations professionnelles pro-carrossiers ont bruyamment investi les causes Matmut et Nobilas et restent bien calées dans les starting-blocks, surtout à l’heure où l’amendement sur le libre choix du réparateur, arraché de haute lutte, n’est pas encore tout à fait né (voir "la FNAA rappelle à l’ordre la Matmut et tous les assureurs", "La FFC dénonce les risques de réparation «low cost»" et "La lettre ouverte du CNPA à la Matmut/AMF… et aux experts"). L’arrêté qui doit définir la façon dont ce droit sera communiqué auprès du consommateur –donc compris et si possible, adopté et appliqué par lui– reste effectivement à écrire. C’est là un "détail" d'importance : il rendra l’existence prochaine du libre choix efficace ou pas. Un détail dans lequel ces diables d’assureurs vont à n’en pas douter tenter de nicher des contrefeux d'enfer. Car le consommateur est le nœud de tous les enjeux. Il ne croise un carrossier que tous les 8 ans en moyenne. Et quand il le croise, c’est après avoir pris contact avec son assureur et sur les conseils de ce dernier.

L’enjeu consommateur

Inutile de redétailler encore le poids des assureurs, les excès des agréments ou les dérives des plateformes de gestion de sinistres que le libre choix du réparateur a la lourde mission d’entraver. Restons-en plutôt à cette évidence : pour les compagnies d’assurance et les mutuelles, le sauveur du consommateur amputé de sa voiture accidentée, c’est d’abord, c’est toujours et ce doit rester l’assureur. C’est lui l’ami qui envoie un dépanneur, trouve un taxi, rapatrie la famille perdue au bord de la route, alloue une voiture de remplacement, promet le SAD (Service à domicile), qui vient chercher la voiture sinistrée et la ramène. Et même si en réalité, beaucoup de ces services sont indirectement financés par les deniers collectés sur l’activité des carrossiers et parfois même réalisés à vil prix par eux, l’automobiliste-assuré doit l’ignorer. Ce dont il doit se souvenir seulement, c’est que «tout ça, c’est grâce à mon copain assureur».

C’est là le fonds de commerce de l’assureur, sa chatoyante vitrine qui lui permet d’attirer et conserver ses clients. Aujourd’hui, cette appropriation de la reconnaissance du consommateur confisquée au carrossier-réparateur est mise à mal par la «loi Hamon» qui vient tout bousculer. Elle n’ose pas seulement inventer l’hérétique libre choix. Elle commet aussi l’indicible : un assuré peut dorénavant, à tout moment et non plus au terme de chaque année, décider de résilier son contrat d’assurance. Par une simple lettre.

Le monde à l’envers

Et quand risque-t-on de mal juger son assureur ? Lors d’un sinistre, justement. Et qui est un élément-clé de la satisfaction de l’automobiliste "sinistré" ? Le carrossier. Autant dire que dans ce contexte, tout ce qui peut rendre sa liberté d’action à un réparateur est particulièrement mal vu par l’assureur. Pensez donc : ce libre choix veut non seulement lui imposer un carrossier, ses prix et ses services, mais en plus donner au dit carrossier l’occasion de se réapproprier "son" client. Pire : rien n’interdirait au carrossier d’en profiter alors pour conseiller au consommateur de changer d’assureur ! Quelle outrecuidance ! Ce monde à l’envers-là, les compagnies n’en veulent surtout pas…

Et pourtant, ce monde-là émerge de plus en plus. Il émerge au travers des protestations croissantes des carrossiers que les fédérations citées plus haut mettent en forme, organisent et portent jusqu’à les faire entendre.  Il émerge au travers d’un similaire ras-le-bol des experts indépendants qui, eux, haussent le ton. Sur notre site apres-vente-auto.com par exemple, où ils témoignent toujours plus nombreux pour regretter, outre leur dépendance croissante, que leur principal syndicat professionnel, l’ANEA, cultive un silence assourdissant en matière d’abus de position dominante des assureurs.

Il nous a fallu quérir une réaction à la note de la Matmut chez son concurrent le jeune SNDEA (Syndicat National des Experts en Automobile, voir «Les experts en panne de voix officielle»). Les experts sont tellement désespérés qu’ils en appellent même maintenant à «la nécessaire Union Sacrée entre Réparateurs et Experts» ! Et regardez leurs dernières réactions en bas de notre récent article sur un constat d'expertise réalisé... par une assurance ! (voir «L’indépendance de l’expertise en (une seule) question…»)...

Et voilà maintenant la FFC-Réparateurs qui vole à leur secours. Dans un communiqué du 1er avril, soit quelques jours à peine avant le congrès annuel de l'ANEA (Alliance Nationale des Experts en Automobile) du 4 avril, elle tenait à faire savoir «[qu'il] s’agit pour la FFC-Réparateurs, qui constate la dépendance de plus en plus marquée de nombreux experts vis-à-vis de leurs donneurs d’ordres, d’encourager réparateurs et automobilistes à recourir à un expert réellement indépendant toutes les fois que cela se peut.» Décidément, tout fout le camp...

Le risque de la réparation bâclée

Oui, tout fout le camp : voilà même qu’émergent aussi les protestations des assurés –et c’est nouveau– représentés par la Ligue des Droits des Assurés (LDDA), une association de consommateurs (voir "Les assurés du côté des réparateurs et experts"). Suite à notre révélation de la note Matmut, elle nous a fait parvenir une «lettre ouverte au monde de l’assurance» où Jean-Louis Legros, président de la LDDA, explique que «L’encre de la loi Hamon sur la consommation n’est pas encore sèche que, sans attendre le ou les décret(s) d’application explicitant le nouveau droit acquis par l’assuré [le texte] est déjà bafoué par les assureurs mutualistes : Matmut/AMF».  Il stigmatise même un nouveau risque qu'avait déjà dénoncé la FNAA en son temps, relayé depuis par les autres organisations professionnelles : «la mise en jeu de la sécurité de l’usager automobiliste, car l’expert et le réparateur menacés de disparaître peuvent prendre le risque de bâcler la réparation pour survivre».

Une vue de l’esprit ? Pas si simple. Les réseaux de carrossiers le reconnaissent du bout des lèvres : contraints par la pression des assureurs, les réparateurs laissent passer de plus en plus de malfaçons...

Mauvaise fée et Prince charmant

On l’a compris : s’il est sur le point de naître, le libre choix du réparateur va encore avoir besoin de forceps, d’assistance syndicale, voire de potions magiques. Car même s’ils se sont momentanément émoussés devant le législateur, les sortilèges des assureurs (lobbying, puissance financière, intérêts réels ou supposés des consommateurs) demeurent puissants. Les assureurs sont bien cette mauvaise fée penchée sur le berceau du libre choix et qui l’enverrait bien dormir 100 ans de plus derrière un mur de ronces.

Car si un prince charmant devait réussir à venir réveiller le consommateur, ce ne pourrait qu’être le prince assureur. Surtout pas ce palefrenier de carrossier qui, fraîchement emblasonné du libre choix, se voit déjà anobli chevalier partant guerroyer pour reconquérir les terres confisquées par ses assureurs souverains. A l'image par exemple de ces carrossiers indépendants nancéiens qui s'en vont mettre le libre choix à l’affiche. A l'image de ces autres qui militent pour le recours en droit commun dit "recours direct", qui permet par exemple de faire réparer des véhicules dont la valeur vénale est plus faible que le coût de la réparation.

Leurs terres fertiles, les compagnies d’assurance n’ont pas l’intention de les rendre aux réparateurs sans combattre. D’autant que le carrossier n’est pas seul à pouvoir ainsi venir jouer les Jacquou le Croquant : le réparateur librement choisi, c’est aussi le plombier, le maçon, le couvreur, le peintre, l’électricien... En fait, tous ceux qui doivent réparer un dommage pour le compte d’un assureur toujours plus exigeant et coercitif.

Bien sûr, si le libre choix est bien l’expression d’une révolte, il lui reste encore à devenir révolution. Mais les assureurs devraient se souvenir que les dites révolutions sont toujours déclenchées par les bourgeois apeurés de perdre leurs privilèges ou nostalgiques d'avoir dû les céder. Et les carrossiers comme les experts, qui se souviennent avoir indiscutablement été les bourgeois de la réparation automobile, se sentent tristement devenus serfs de la réparation-collision.

Voilà précisément pourquoi l’autisme des assureurs, encore si étanches à comprendre jusqu'où ne pas aller trop loin, pourrait bien pousser moult carrossiers et experts  à chausser des bonnets rouges…

Jean-Marc Pierret
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